Orageuse, sa vie aura été erratique, la privée comme la matérielle. Sans parler de sa carrière en dents de scie: quarante livres publiés ne lui ont pas assuré un statut d'auteur statufié dans le succès. On le dit inclassable, sans doute parce qu'il ne s'est jamais limité à un seul label littéraire. Il aurait pu demeurer un romancier, un auteur dramatique, un scénariste de cinéma, un chroniqueur pamphlétaire. Mais en réalité il avait, par-dessus tout, la passion du texte bref. Qui ne l'abandonnera jamais. Cela lui valut ses lecteurs les plus exigeants et la consécration dans un certain nombre de livres de classe au milieu de Maupassant, Poe, Kafka, Gogol, Mérimée... Étranges fréquentations...
***
J'ai toujours détesté les préfaces ou les avant-propos. Ils cachent souvent le vrai propos et les textes préfacés en disent toujours plus.
Mais ce livre en particulier justifie, sinon une explication, du moins une tentative de bilan de ma carrière dont les méandres risquent de laisser perplexe. Perplexité qui peut aller jusqu'à l'incompréhension ou la stupeur chez un amateur éclairé de science-fiction en effet, mes deux premiers livres de S.-F. remontent aux débuts de la collection Présence du Futur nos 15 et 21, on me retrouve trente ans plus tard avec ces 188 contes sous le matricule 474 et c'est en vain que l'on chercherait mon nom au catalogue de la collection au gré des années écoulées. Durant lesquelles je n'ai publié ailleurs que deux livres dignes de recevoir officiellement le tampon et le visa SCIENCE-FICTION.
C'est dire que pour les camés de s.-F. de la première heure, au début des années 50, j'étais un estimable essuyeur de plâtres devenu un déserteur, un traître, un raté et, même davantage, un aigri ayant parfois désavoué le cher cocon S.-F. qui l'a vu éclore. C'est considérer les choses avec une attendrissante naïveté. Elles ne sont pas arrivées aussi simplement, et elles ne se sont pas déroulées avec cette logique infantile. Ma carrière - si l'on peut dire a été autrement plus tumultueuse que ce schéma pour bande dessinée intellectuelle; qui prouve que la plupart de ces admirateurs ou détracteurs de mes premiers pas dans l'espace m'ont perdu de vue ensuite, n'ont jamais lu mes autres livres, me croient emporté à la dérive depuis des années et se sont bornés à me psychanalyser à travers mes chroniques du Magazine littéraire, souvent assez féroces, surtout très désinvoltes, parce que j'ai toujours pratiqué l'art de dire n'importe quoi sans peser mes jugements au quart de gramme, n'ayant jamais pris la critique littéraire très au sérieux.
Cela mis à part, il serait absurde de croire que je suis venu à la s.-F. en adolescent encore pétri de Jules Verne - à peine sorti du nid douillet d'une licence de lettres et toisant avec timidité les gouffres de la création littéraire. Vision stéréotypée, mais très éloignée de la vérité. Cancre reconnu, nul dans toutes les disciplines scolaires, je n'ai jamais réussi à passer mon bac et je n'ai pas eu à me demander si oui ou non j'allais devoir piétiner dans la scolarité puisque, dès 1941, la guerre régla mon cas, celui si banal d'un juif destiné à être traqué qui survécut, par une suite de miracles, de camps en évasions, de prison en maquis, de désertion en fuites par hasard salvatrices.
Je sortis de là indemne, mais fort peu prédisposé à entrer en science-fiction comme d'autres entrent dans les ordres. J'écrivais déjà depuis mes dix-sept ans, convulsivement, en oscillant de façon anarchique entre la sentimentalité et la dérision, le poème en prose et le journal intime. Dès 1945, je passai sans transition de la versatilité du risque permanent à la banalité du quotidien à vingt-trois ans j'étais déjà père de famille et relégué dans les bas-fonds de boulots stupides et sous-payés. Mais cela me convenait je me sentais ivre d'être demeuré en vie, je ne pensais qu'à écrire, tout autre travail me paraissait idiot et je tenais à refuser toute responsabilité sociale, principe que j'ai toujours appliqué à travers tout. De 45 à 53, j'écrivis des centaines de contes d'humour noir ou fantastiques toujours très brefs - maximum deux pages - et parallèlement cinq romans rédigés en écriture automatique au rythme de dix pages par jour, toujours trop longs, hagards, fiévreux, piétineurs, à la fois réalistes et bourrés de visions surréalistes, qui, même s'ils furent refaits plusieurs fois et s'ils furent détestés, admirés, discutés par tous les lecteurs de la N.R.F., me revinrent tous en fin de compte avec la mention : REFUSÉS.
Après sept ans de ce régime de forçat des petits boulots et de la littérature gratuite, le plus achevé de ces romans presque illisibles, Le Délit, particulièrement kafkanivore, fut publié dans une collection d'avant-garde chez Plon, et en même temps Eric Losfeld publia La Géométrie dans l'impossible, mes contes fantastiques, linéaires et morbides, qui avaient plusieurs fois failli être publiés par Gallimard. La première bagarre s'achevait, l'autre allait s'amorcer, la même d'ailleurs car, publié ou non, je ne fus jamais accepté vraiment par un éditeur.
Tout cela pour prouver qu'en 1953 quand je fis mon entrée dans les milieux de la s.-F. accueilli par Valérie Schmidt à la Balance du futur, j'étais vierge de toute hantise galactique, de toute spéculation spatiale et, en abordant la science-fiction, je n'avais guère le sentiment de rejoindre ma terre patrie.
Piètre lecteur depuis ma plus petite enfance - dorée et entourée de beaux livres -, grand regardeur d'images, avaleur de petits films burlesques et de dessins animés, j'avais découvert, dès 45, que ma véritable terre de prédilections, c'était l'humour, la terreur, l'absurde, la folie lucide, la dérision, surtout celle des dessinateurs d'humour. Chas Addams, Tex Avery, Virgil Partch, le plus dément de tous, et bien d'autres furent non seulement des points de mire, mais des éblouissements, frères autrement plus importants à mes yeux que n'importe quel texte d'écrivain admiré. De toute façon, dans l'ensemble la littérature me paraissait le plus important bastion du sérieux et je n'ai que très exceptionnellement supporté un livre sans insolite, sans humour, sans trace de révolte ou de mépris. La science-fiction n'échappait pas toujours au sérieux et à la fumeuse élucubration, mais elle faisait néanmoins une ample consommation d'absurde moderne, d'humour noir, de fureur agressive. Et surtout, elle était plus saisissante sur de brefs parcours, ce qui me convenait à merveille. Elle me parut donc un tremplin idéal pour l'attaque à mots armés de ce qui m'a toujours inspiré le plus de dégoût: l'homme et ses entreprises meurtrières, la civilisation et ses pièges mortels, la planète en général et la nature tellement sadique, cet univers de charniers reliés à des cimetières.
La revue Fiction n'en était en 54 qu'à son numéro 4 quand j'y fis mon entrée en mini vedette de la s.-F. française, ce qui n'était pas très difficile puisque j'étais pratiquement le seul. De plus, La Géométrie dans l'impossible n'avait pas été distribué en librairie, mais Alain Dorémieux lui avait fait un accueil enthousiaste qui me servit d'invisible lancement.
Ma voie est toute tracée, même si elle est plus marginale que royale. Je deviens l'auteur le plus régulièrement publié par Fiction, le plus sûrement détesté par une partie du public hanté par la s.-F. pure et dure. Deux ans plus tard, la collection Présence du Futur lance mon premier roman de S.-F., La sortie est au fond de l'espace, qui connaît un très réel succès d'estime. Et mon deuxième recueil de nouvelles Entre deux mondes incertains est accueilli avec encore plus d'éloges. Inutile d'en douter, je pourrais devenir un pro de la s.-F., il me suffit de me laisser aller au vent portant, toutes voiles dehors, en profitant de mes pulsions d'imaginaire qui sont sans doute à leur apogée. Mais justement, ces pulsions sont trop fortes et me donnent le vertige; l'étiquette science-fiction me paraît restrictive, les contraintes d'un monde spécialisé me font peur. Et surtout, d'une part, si l'espace est infini, mon imaginaire spatial ne l'est pas; d'autre part, mes idées finissent par y tourner en rond, risquent de devenir des tics et les délires du quotidien, de la réalité, m'attirent déjà plus que ceux de l'espace.
C'est donc en toute honnêteté vis-à-vis de moi-même que j'abandonne un genre où j'ai trouvé un public pour bifurquer vers des genres incertains, car inclassables, qui me vaudront pour cette raison pas mal de naufrages et bien peu d'embellies.
Comment parler de cet itinéraire chaotique, souvent mené dans l'ombre ou l'incompréhension presque générale, ce périple à périls multiples qui prit en 1958 le virage dangereux pour se terminer en 86 par mon Dictionnaire personnel, véritable vue en coupe de trente-cinq ans de littérature, de fantasmes, d'amertume, de révoltes, de trouille, de passions et d'esprit de dérision? Comment en tirer la quintessence en quelques pages? Peut-être, tout simplement, en passant, dans l'ordre chronologique, d'un événement marquant à un autre, en résumant froidement les choses avec l'indispensable recul du temps.
1958
Emporté par une seule transe qui me fait basculer dans un état de voyance au second degré, j'écris les trois cents pages de L'Employé avec une allégresse dans l'invention jamais connue, jamais en panne. Avec également, en fin de parcours, la certitude d'avoir bricolé un livre-dynamite jamais imaginé, une sorte de bombe littéraire qui devrait creuser une brèche explosive dans les milieux si pasteurisés de l'édition. Ce sont les refus seuls, et chez tous les éditeurs, depuis la N.R.F. jusqu'au Seuil, qui m'explosent à la figure. Après ma miniascension dans la galaxie des lettres grâce à Présence du Futur, je me retrouve rejeté partout, repoussé à la case départ des années 46-53. Mais, à condition de l'amputer d'une bonne moitié et de le retravailler au mot à mot, Jérome Lindon accepte de publier L'Employé aux éditions de Minuit et, à part quelques critiques extasiées, ce texte décidément trop dément pour l'esprit universitaire français laisse la critique silencieuse, hébétée ou déconcertée.
1961
Un des grands déraillements de mon parcours que je croyais assuré pour un certain temps: Jérome Lindon - ou Robbe- Grillet qui avait déjà méprisé L'Employé - refuse Un jour ouvrable, lent cauchemar aigre-flou que mes admirateurs intransigeants considèrent comme mon plus beau livre. Les autres le jugeant en général trop oppressant pour être lu. Sonné, dégoûté, je le donne à Eric Losfeld, ce qui équivaut à un suicide indolent, puisqu'il se remet d'une faillite et n'a plus le moindre crédit auprès des libraires ou des critiques. Comme prévu, le livre ne trouve ni critiques - à quatre exceptions près ni plus de trois cents lecteurs. Mais, par reconnaissance, je resterai longtemps chez Losfeld, éditeur audacieux, intransigeant, ne fonctionnant qu'à l'admiration, mais déplo- rable homme d'affaires, ce qui va presque toujours de pair sur cette planète de plus en plus promotionnelle.
Presque en même temps, pourtant, grâce à Christian Bourgois, on éditera chez Julliard La Banlieue, texte très travaillé qui date de 1950, refusé à la N.R.F. sur les conseils péremptoires de Camus, très allergique à mon absurde personnel.
Jumelé avec L'Employé, La Banlieue décrocha le prix de l'Humour noir 61 en même temps que Topor et Bunuel. Beau tiercé, il faut bien le dire, mais il y a quelque chose de cassé en moi depuis ma mise à la porte des éditions de Minuit que j'avais mis tant d'années à conquérir. Non seulement je sens que je n'écrirai plus, désormais, avec cette ivresse de dégringoler de délire en divagation sur les pistes de l'humour macabre, mais je ne sens plus l'urgence de me jeter sur le papier pour boucler un roman en quelques mois. Mon passage si difficile à l'édition n'a absolument pas changé ma vie de condamné aux travaux forcés pour survivre au jour le jour, je végète comme préposé au courrier et aux textes publicitaires dans un minable club de livres.
J'en suis à me dire que je ne m'étais trouvé un public de vrais lecteurs qu'en publiant sous le sigle de la science-fiction. Mais ces regrets ne sont pas des remords: je sais que je me suis coupé de ce monde fuctural par manque d'inspiration et je sais aussi qu'avec L'Employé, Un jour ouvrable, j'ai signé des livres jamais écrits par un autre que moi, alors que sur le plan de la s.-F. un certain nombre d'auteurs américains me battaient sans doute au poteau.
1965
Je n'ai plus rien écrit depuis quelques années parce que, fait nouveau, ma vie quotidienne et matérielle a changé. J'ai enfin quitté les bureaux pénitenciers et je suis directeur littéraire des Anthologies Planète, je donne des chroniques à un certain nombre de journaux, je sors beaucoup, je consomme pas mal de whisky alors que je n'ai jamais bu, je deviens superficiel, léger, cynique, versatile, comme lavé de cette vie exacerbée d'écrivain maudit exclusivement hanté par une seule femme, l'écriture échevelée, la démerde au jour le jour et les absurdes travaux pratiques de castor apprivoisé. C'est sur commande que j'écrivis Toi, ma nuit, authentique science-fiction sans étiquette qui fut d'ailleurs refusé par Claude Tchou parce qu'il contenait trop de dérision, puis par Julliard parce qu'on le jugea trop pornographique, avant d'être pris au vol par Eric Losfeld qui prouva qu'il avait plus de flair car il en fit l'un des plus grands succès de tout son catalogue, et ce livre qui n'eut droit qu'à quelques critiques se fit une légende en sourdine puisqu'on le vend encore vingt ans plus tard, après une publication en poche 10/18 et une autre en Folio. Et en 66, c'est à la demande d'Alain Resnais que j'écrivis les centaines de pages de dialogues de Je t'aime, je t'aime, persuadé de tenir un sujet simple et singulièrement percutant, sur un fond également simple - de science-fiction: un voyage d'une minute dans le passé qui dérape, se détraque et déroute le personnage au hasard de sa vie. Cela aurait pu changer ma vie d'écrivain, me projeter dans la peau d'un scénariste demandé, mais le film tomba en pleine effervescence de Mai 68 et il passa à moitié inaperçu, d'autant plus qu'il fut sabordé au Festival de Cannes.
En 1968, je n'écris pratiquement plus pour moi, mais j'atteins mon apothéose financière en décrochant une chronique d'humour régulière à France-Soir, surpayée pour deux pages dactylo tous les samedis. Toujours à Planète, conseiller littéraire à Plexus, je gagne si bien ma vie que je cesse de mon plein gré de tenir une rubrique à R.T.L., et abandonne une émission mensuelle sur l'humour à A2 parce qu'elle m'ennuie. Je perdrai tout en même temps en 1971.
1971
Et curieusement, ayant perdu toutes mes situations paralittéraires, plus rentables que créatives, je vais revenir à la littérature, avec retour en arrière vers un de mes univers perdus: celui de la science-fiction. Cela se passa, grâce à Gérard Klein, avec Futurs sans avenir dans la collection Ailleurs et Demain. Klein fait un choix de mes nouvelles les plus percutantes des années 50 et début 60, mais les mouvances et les désespérances de mon cross-country littéraire m'ont aiguisé la lucidité, affiné l'humour et noirci le tragique : mon récit inédit, Fin de siècle, qui couvre plus de cent pages, risque d'être mon meilleur texte de s.-F. Deux ans plus tard, je mets au point une édition de 270 contes brefs, l'édition complète, car augmentée d'inédits, de tous mes contes fantastiques ou d'humour noir pour Marabout, les Contes glacés, dans une collection de classiques dirigée par Jean-Baptiste Baronian. La nouvelle a mauvaise réputation dans les milieux littéraires, mais il faut croire que mes textes brefs ont conquis souterrainement plus de lecteurs que mes romans car ces deux recueils, pourtant vendus assez cher, connaîtront un certain succès en épuisant leur tirage dans des délais fort raisonnables.
1974
Une année qui va compter: je cesse d'écrire avec l'adjuvant-adjudant Johnny Walker, ce que je faisais depuis quelques années, et je trouve en Francis Esménard chez Albin Michel un éditeur qui va me donner de modestes mensualités pour écrire. C'est la première fois que l'on me considère comme un écrivain à part entière à qui l'on donne une chance de vivre enfin de son métier, sans courir les piges dans les journaux ou les petits travaux pratiques ailleurs. Ce nouveau statut décroché sur ma cinquantaine va également bouleverser mon mode de vie. L'agressif intello parisien - race que je déteste le plus - va devenir peu à peu un semi-clodo marin. L'amour de la voile retrouvé à Arcachon devint insidieusement une obsession quand je découvris à Trouville, avec un dériveur très marin les sortilèges fluctuants d'une mer ouverte. Mais c'est à Villers que Francine, qui rêvait de vivre au bord de la mer avant la vieillesse, trouva à très bas prix un meublé désuet face aux vagues. Le piège se referma: j'en arrivai à préférer ce lieu à la fois sinistre et rassurant à celui si banal où j'avais toujours écrit et vécu à Paris. Avec l'assurance d'un salaire, je réduisis la toile de mes dépenses et je hissai les voiles six mois par an, parfois même davantage. Abandonnant toute activité journalistique.
Epuré de mes soucis citadins, avec pour seuls biens un dériveur, un Solex et une machine à écrire, je retrouvai une exaltation d'écrire mixturée à une singulière vitalité physique au tournant de la cinquantaine. En huit ans, j'écrivis là-bas dix livres, ce qui arriva à sursaturer mon éditeur, la critique, les libraires, le client éventuel jusqu'à me mettre finalement sur le sable si recherché.
1975
J'avais commencé chez Albin Michel par un pamphlet qui me hantait, refoulé car non demandé, depuis des années. Une Lettre ouverte aux Terriens où l'enfant perdu dans un jeu d'adulte qu'il n'a jamais compris et qu'il a toujours trouvé sordide, exprimait sa hargne, son mépris, sa panique face à la civilisation absurde du Terrien. Cet essai raciste - pour l'Homo sapiens, blanc de préférence - ne plut que modérément dans une collection réservée à des auteurs généralement mieux élevés dans la morne indignation des réacs.
Mais j'allais faire un coup imprévu un an plus tard. Celui que je n'avais jamais réussi donner un roman qui éclaterait dans un concert d'éloges au sein de la presse, de la radio, de la télé et du public. Il y avait presque dix ans que je n'avais plus pensé à écrire un roman quand je décidai avec un maximum de froideur de transformer un scénario de cinéma refusé en un roman parce que je n'avais pas d'autre sujet dans la tête et que Francis Esménard me demandait une œuvre romanesque. Sophie, la mer et la nuit, que l'on prit à l'unanimité pour un <<<< déchirant >> roman d'amour, n'était en réalité qu'un pur roman de science-fiction sur le thème le plus classique qui soit: la description minutieuse d'une douce et fascinante créature d'ailleurs. Mais les mots espace, ailleurs, autre monde, extraterrestre, n'étaient jamais prononcés et ce livre aurait été un vrai best-seller filant bien au-delà de cinquante mille exemplaires si les services commerciaux n'avaient pas commis une fausse manœuvre de débutants: calculant mal leur coup, ils se trouvèrent en rupture totale de stock la veille de quatre émissions de télé en une seule semaine, dont un Apostrophes, évidemment. Les livres n'arrivèrent chez les libraires que quinze jours plus tard, autant dire au xx1° siècle. Dur enseignement: je n'avais réussi à convaincre la presse comme le lecteur qu'avec mon livre le plus traditionnel, celui que j'avais écrit sans passion et sans même y croire tellement.
1976
Et justement, je vais retrouver mon ivresse d'écrire au seuil de l'état second et, à partir de là, les choses se simplifient en allant en pente douce vers l'insuccès. En effet, l'étiquette Albin Michel convenait à un roman presque classique comme Sophie, la mer et la nuit, mais elle convenait beaucoup moins bien aux livres que j'écrivis ensuite au gré des ans: Le Navigateur, Agathe et Béatrice, Suite pour Eveline, à peu près aussi délirants que L'Employé, oscillant tous entre le burles- que et l'érotisme, la dérision et le fantastique, textes inclassa- bles et débraillés qui me firent passer progressivement de 30000 exemplaires à 6000. Et, selon une morale à rebours, je signai mon échec le plus évident en voulant écrire sur mesure un livre à succès, L'Anonyme, qui ne trouva que 4000 lecteurs.
Je payai cher cet échec il me valut le refus de mon Dictionnaire des idées revues et la perte irremplaçable d'un éditeur ami qui m'avait aimé et aidé pendant neuf ans, fait unique dans mes annales personnelles.
1984
Je me retrouve vraiment sonné pour la première fois de ma carrière pourtant fertile en descentes en vrille, mis K.O. J'ai quarante livres derrière moi et, loin des vagues qui lavent de tout, je me récupère sur le pavé avec ce Dictionnaire personnel, monumental machin conçu comme le Petit Larousse, fait de bribes rédigées au fil des ans depuis 1947. Il m'a été refusé par plusieurs éditeurs avides de coups rentables, tous effrayés par le coût de cette opération aléatoire sur le plan du rendement, mais très évidemment ruineuse sur le plan de la fabrication.
Et pour ne pas plonger dans le découragement désespéré, je reprends inlassablement mes définitions, les affûtant, les réduisant, les récrivant parfois quatre ou cinq fois, et je les travaillerai avec la même obstination - noyée dans le whisky - jusqu'au jour de la mise en fabrication de cet ouvrage. Qui fascina, un jour, Yves-Marie Maquet, adjoint de Pierre Marchand chez Gallimard; il en parla à Gérard Bourgadier, directeur des éditions Denoël, qui ressentit le même coup de cœur et décida de tenter cette aventure difficile car si coûteuse.
1987
Le dictionnaire a paru depuis deux ans et il est bien certain que cette aventure m'a laissé épuisé, sans souffle. Je ne ressens plus aucun désir de m'attaquer à un roman, je n'ai pas davantage de soif à me trouver un sujet. J'ai trop écrit, j'ai trop donné dans le vide, surtout trop de romans confessions, névrotiques, impudiques, qui me sortaient des tripes avec une telle évidence, une telle impression de me défouler.
Il y a deux ans que j'ai cessé de boire, et j'avais déjà cessé de fumer six mois avant. Ce qui m'avait laissé incapable, pendant des mois, de regarder une feuille blanche ou une machine à écrire. Jamais je n'avais écrit une ligne sans avoir une cigarette ou un cigarillo à portée de la main. Je me suis ralenti, tapi en veilleuse, pas endormi heureusement. Et privé d'alcool - qui me liait à la futilité du réel - je retrouve cette lucidité grise, atonale, cette sensation de venir de nulle part et de ne rien comprendre à la folie idiote du monde.
Idéalement, j'aurais voulu rester à bricoler encore mon dictionnaire, avec de modestes mensualités et la garantie d'une édition future, quand je le désirerais. C'est pour cette raison que j'ai été heureux de publier mes Pensées, plus noires que jamais, au Cherche-Midi, éditeur exclusivement hanté par l'humour dans un monde où cette denrée vitale devient si rare qu'un jour elle finira par être prohibée par la loi.
Et c'est évidemment pour les mêmes raisons, dans la même optique, qu'un jour je pensai à revenir sur mes pas, vers la collection Présence du Futur de mes trente-cinq ans, où je proposai une gageure à Jacques Chambon: un recueil de plus de cent contes brefs, de deux ou trois pages maximum chacun. Des contes noirs, froids, absurdes, mais hantés par ce qui me tourne, avec les années, de plus en plus dans la tête ma nausée de la mort, mon horreur de ce que l'humain fait de sa planète et de sa civilisation technocrétinisée, mon sens du ridicule de plus en plus envahissant, ma haine de la névrose promotionnelle qui a tellement changé la vie depuis les années 70, mon mépris des ambitions dérisoires et ma certitude de l'inutilité de tout, que ce soit dans la réussite ou le ratage. Cet état d'esprit aiguisé par le métier acquis et par mon refus d'écrire de façon débridée devait me donner un véritable besoin d'écrire ces contes vengeurs et rien d'autre. Certains sont nés de notes brèves jetées au fil des ans, la plupart ont été imaginés sur le parcours de ces dernières années et sont presque tous inédits. J'espérais en écrire au moins une centaine, j'étais plus inspiré que prévu car j'en écrivis plus de deux cents pour en retenir 188. Le titre Contes à régler s'était toujours imposé à mes yeux avec l'évidence des obsessions.
Et c'est peut-être à Topor qu'il faut laisser le mot de la fin en rapportant les paroles de mon vieux complice qui tenait à illustrer personnellement ce livre, événement rarissime dans une collection de poche : « Au fond, je me suis toujours demandé pourquoi tu as tellement tenu à te battre sur le terrain du roman où tu as des centaines de rivaux plus habiles que toi alors que sur le parcours du texte bref tu es sans concurrents. »
Topor avait-il tort ou raison ? C'est ce que nous apprendront peut-être les pages qui suivent et justifient cette préface enfin bouclée.
— JACQUES STERNBERG
***
Ces 188 contes à régler demeurent à mes yeux un livre choc dans mon fluctuant parcours personnel. Un point de repère aussi. Exaltant en 1988. Hélas teinté de tragique en 1998. Les prémices remontent à quelques années quand, en 1984, on me refusa chez Albin Michel un dictionnaire personnel que je travaillais depuis toujours, au gré des ans, au fil de mes idées. Je me retrouvai vraiment sonné pour la première fois de ma carrière pourtant riche en descentes brutales, surtout que Francis Esménard croyait en moi et m'avait mensualisé pour mes romans tous publiés, ce qui me donna à vivre, entre mon dériveur et ma vieille machine à écrire, les plus belles années de ma vie.
Soutenu par Gallimard, le dictionnaire fut édité chez Denoël. Mais cette aventure me laissait épuisé, sans souffle. Je ne ressentais plus le moindre désir de m'attaquer à un roman, je ne pensais même plus à me trouver un sujet. J'avais trop écrit, surtout trop de romans confessions, névrotiques, impudiques qui me sortaient des tripes avec une telle évidence, une telle ivresse de me défouler.
Ayant cessé de boire et de fumer presque en même temps, cela me laissa pendant bien des mois incapable de regarder une feuille de papier ou une machine à écrire. Jamais, en effet, je n'avais écrit une ligne sans avoir un cigarillo à portée de la main. Je me sentais ralenti, tapi en moi, en veilleuse, pas endormi heureusement. Et surtout, peu à peu, privé d'alcool — qui me liait à la futilité du réel, à la fuite devant le macabre — je retrouvai cette lucidité grise, atonale, nourrie de trouille et de sarcasmes, cette sensation de venir de nulle part et de n'avoir jamais rien compris à la folie idiote du monde ni d'ailleurs aux aberrations de ma vie de tous les jours. C'est dans cet état un peu somnambulique que je pensai à revenir sur mes pas perdus, vers la collection « Présence du Futur » de mes trente-cinq ans où j'avais essuyé les plâtres en 1957 - entre Brown, Sheckley et Matheson, mes idoles - d'une science-fiction vierge de tout scientisme, de toute profonde réflexion et exclusivement nourrie d'humour macabre, de fantastique, de terreur, d'absurde et de dérision. Qui n'épargnait d'ailleurs pas la « vraie » science-fiction.
Alors que j'étais détesté par pas mal de fanatiques de la SF pure et dure, Jacques Chambon qui dirigeait d'une main de fer « Présence du Futur » appréciait ma vision acerbe des choses, surtout quand elle s'exprimait sur de brefs parcours. Comme happé par une brutale évidence, j'allai le voir et je happe lui proposai, sans demander aucune avance, une gageure : bricoler un recueil de plus de cent contes brefs, d'une ou deux pages maximum. J'en écrivis plus de deux cents, on en enleva à peine une quinzaine et l'ensemble enthousiasma Chambon, rarement facile à convaincre.
Mais ces contes marquaient mon retour à l'ultra-bref, ma véritable patrie, après une absence de vingt-cinq ans qui m'avait poussé à me consacrer exclusivement au roman, genre plus commercial - paraît-il - où je perds facilement les pédales, desservi par mon allergie à couper, retravailler mon texte, le ciseler et le garnir de tous les ingrédients classiques - la psychologie surtout - qui séduisent le lecteur « cultivé ». C'est ainsi que mes contes furent écrits dans la hargne retrouvée, longtemps refoulée, vierge de tout adjuvant, ce qui me donna - en bord de mer hors saison une frénésie de me laisser dériver dans mes fantasmes les plus noirs, froidement rédigés, réduits à l'essentiel durement concentré: ma nausée de la mort, mon horreur de ce que l'humain fait de sa planète et de sa civilisation technocrétinisée, ma prédilection pour les dérapages sidéraux et les excursions galactiques qui tournent mal, ma haine de la névrose promotionnelle qui a tout perverti depuis les années 80, ma certitude de l'inutilité fatale de tout, que ce soit dans la réussite ou le ratage, et j'en passe... La publication en 1988 des 188 contes à régler me fit l'effet de me retrouver, de revenir en arrière quand mes idées les plus folles se bousculaient au portillon, implacables, évidentes, faciles à exprimer avec un maximum d'efficacité en bien peu de mots. Et Roland Topor auquel me liait une amitié et une admiration sans réserve depuis trente-huit ans - je l'avais découvert en fait dès ses premiers dessins - se fit un plaisir d'illustrer ce livre de poche alors qu'il avait déjà exécuté de virulentes compositions pour mes Contes glacés parus en 1974 chez Marabout et mon Dictionnaire des idées revues repêché par Denoël en 1985. Je demeurai un auteur Denoël et ne publiai plus que des recueils de contes toujours dotés de superbes couvertures signées Topor. Dont l'une au moins celle des Histoires à dormir sans vous - avait une telle force de frappe et d'indécence poétique qu'elle dut bien convaincre au moins 60% des lecteurs d'acheter ce livre. Et jamais Topor ne me parla de droits d'auteur.
Il tenait à marquer le fait qu'il agissait ainsi parce qu'il aimait les contes en général et les miens en particulier. La preuve : jamais il ne me proposa de concevoir la couverture de l'un de mes romans : il les aimait moins.
Et maintenant, donc dix ans après l'édition de 1988, ces Contes à régler, sont repris en Folio la seule vraie consécration à mes yeux -, et cette heureuse information coïncide à quelques jours près avec la plus effrayante nouvelle : la mort brutale de Roland Topor que j'apprends en quelques mots par téléphone alors que je devais déjeuner avec lui ce jour-là. Je l'avais vu une semaine avant, disert, très en forme et jamais, de toute façon, je n'aurais pu imaginer un homme de cette trempe biffé tout à coup de ce monde, lui qui avait une telle force créative, un si évident génie, une telle boulimie de vivre et de patauger dans un imaginaire dont il était le seul à posséder les clefs magiques.
Je pourrais à la rigueur pleurnicher en me disant que les illustrations de ce Roland Topor 1988 sont un modeste hommage que je puis offrir à ses admirateurs. Mais il n'en est rien. Le posthume me fait gerber. Il y a dans le monde — car Topor a été exposé un peu partout et souvent vendu plus à l'étranger qu'en France des milliers de dessins de Topor qui fascineront ou choqueront les amateurs d'art, mais lui ne sera plus là, absent à tout jamais, en effrayant contrepoint à l'exceptionnelle présence qu'il avait de son vivant.
Sur ce point comme parmi d'autres plus futiles, nous partagions une hantise obsessionnelle : comment pouvait-on se consoler d'avoir le talent et la renommée, l'amour et l'argent quand on vivait avec la conscience qu'on devrait tout larguer un jour, inéluctablement? J'ai connu Roland quand il n'avait que vingt ans, qu'il était encore inconnu, pauvre, angoissé et il n'avait jamais changé d'un iota en devenant célèbre, riche et toujours angoissé. Il se savait génial, mais n'en tirait aucune consolation. Parce qu'il se sentait avant tout fragile. Mortel. Topor était un mortel exemplaire : effroyablement conscient de l'horreur d'une fin impossible à éviter et triomphalement, insolemment en vie dans un débordement de vitalité pour oublier le mieux possible cette répugnante condition. Alors, pour ne pas dérailler dans une métaphysique également inutile, je me laisse aller à rêvasser et revoir Roland, ravi de me remettre les dessins des Contes à régler et me dire, à la fois tendre et narquois : « Je me suis toujours demandé pourquoi tu as tellement tenu à te battre sur le terrain du roman où tu as des centaines de rivaux plus habiles que toi, alors que sur le parcours du texte bref, tu es sans concurrents.
- Mais parce que toi, Roland, tu étais beaucoup plus intelligent que moi. »
Je n'aurais rien pu te répondre d'autre.
— J. S.
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