En 188 Contes à régler
Assez médiocre écrivain, il avait de l'ambition et même une réelle lucidité. Il savait bien que, depuis la fin du XXe siècle, donc depuis plus de quarante ans, un roman ne pouvait plus se vendre si son auteur ne s'était pas fait un nom dans un autre domaine que celui de la littérature.
Malheureusement pour lui, il n'était ni chanteur ni comédien ni politicien ni homme de télé ou de radio ni même une vedette de la raquette ou du ballon.
De plus, il n'avait rien vécu de très passionnant, il avait toujours pensé à faire simplement son temps, de préférence en perdant ce même temps avec beaucoup de filles qui ne lui avaient apporté ni la fièvre ni la souffrance ni la passion susceptibles de devenir une source d'inspiration.
Il n'avait pas non plus cherché ce besoin de s'épanouir dans les voyages et l'aventure. Se déplacer l'ennuyait, et il trouvait que toutes les villes se ressemblaient autant que les paysages, partout faciles à classer en quelques catégories aux maigres variantes.
Il allait arriver en vue de ses quarante-cinq ans quand il pensa à élargir son horizon en se payant une croisière dans l'espace, sur d'autres planètes. Peut-être avait-il besoin de s'évader de l'humain pour trouver le déclic, l'étincelle énergétique.
A cette époque, depuis dix ans déjà, se perdre au-delà du concevable ne posait plus de problèmes. L'homme avait mis des millénaires à décoller de son sol natal, il avait eu bien du mal à atteindre une planète étrangère, mais après avoir réussi à s'évader de son système solaire, les autres galaxies n'eurent plus de secrets pour lui et ricocher d'une planète inconnue à une autre devint d'abord un sujet de fascination sans cesse renouvelé, puis une manne céleste pour le conquérant rapace qui sommeillait dans chaque homme, enfin une source de revenus infiniment extensibles pour les agences de voyages intergalactiques. L'écrivain s'accorda un an pour parcourir une parcelle d'univers, le temps de trouver un monde qui l'inspirerait.
Sur le plan touristique, l'intérêt de se faire catapulter si loin lui parut fort négligeable. Dans l'ensemble, la nature restait partout la nature, désertique ou aquatique, luxuriante ou aride, plate ou montagneuse, et rien n'évoquait plus un séquoia bien de chez nous qu'un petit arbre de quelque lointaine planète atteinte de gigantisme.
En revanche, sur le plan métaphysique, on en recevait plein la cervelle. De quoi défier l'imagination, inspirer pas mal d'épopées et servir de point de départ à de fascinantes divagations.
L'écrivain, qui ne prenait jamais de notes nulle part, ne s'attardait jamais sur un monde plutôt qu'un autre, il se contentait de subir, de se laisser imbiber, de ne pas approfondir et de changer de décor. Un peu étonné de constater que non seulement la vie existait ailleurs, mais qu'elle était singulièrement multiforme. Un peu effrayé aussi devant ce choix qui lui donnait le vertige car des créatures qui pouvaient faire rêver ou divaguer, il y en avait vraiment un riche catalogue.
Trop riche aux yeux de l'écrivain que les excès n'inspiraient guère, mais il joua le jeu, il alla toujours plus loin, il regarda de tous ses yeux, il ne négligea jamais rien et du jamais imaginé il en vit à pleines brassées.
Les Trobyles, qui vivaient en limaces géantes, collés aux parois de leur monde fait de plans lisses, tissant avec une inusable patience un gigantesque travail de mosaïque, unique preuve d'une forme de civilisation. Les Nigrades, qui avaient pris en grippe la couleur jaune et luttaient sans cesse pour endiguer cette invasion colorée dont la marée revenait inlassablement à la charge. Les Urgides attachés à des modes de vie uniquement fondés sur un insoutenable vacarme qui leur était aussi nécessaire que l'eau ou l'air pour nous. Les Guniphoges, aveugles, sourds, muets, presque paralytiques, mais dotés d'énormes et longues mains à vingt doigts qui remplaçaient par d'étonnantes facultés tous leurs sens manquants. Les Glènes, incapables de création, exclusivement dévorateurs, énormes mandibules d'acier qui déchiquetaient et digéraient tout un monde sans espoir de pouvoir le reconstituer. Les Astroïbes, mollusques géants qui survivaient sans jamais se déplacer, accrochés aux récifs d'une planète d'eau sans profondeur et de vase gluante. Les Synphes filiformes, phosphorescents, multiformes, parfois invisibles, toujours imprévisibles, impossibles à distinguer du fouillis d'un monde où tout était crissement et scintillement, sans que l'on puisse jamais distinguer le végétal de l'animal. Les Gorgucées, dont les labyrinthes secrets étaient creusés au plus profond du sol où, comme des taupes géantes, ils tentaient de retrouver les vestiges d'une civilisation perdue peut-être mythique. Les Nuctiges, propriétaires d'un monde très évolué, incompréhensible à nos yeux parce que le langage et les sons leur étaient inconnus et qu'ils les remplaçaient par des variations infinies de lumières et de couleurs dont la complexité défiait notre intelligence. Les Silcides, parasites gorgés de liquide visqueux et de graisse qui vivaient dans les alvéoles d'une gigantesque éponge de l'espace et se nourrissaient d'eux-mêmes, de leur propre substance sans cesse reconstituée. Et tant d'autres, parfois plus proches des humains, parfois défendus par des mondes où personne n'aurait osé débarquer.
Il revenait, l'écrivain, avec le sujet de plusieurs romans, mais aucun sujet en particulier ne l'inspirait vraiment. De toute façon, il n'aimait ni les descriptions minutieuses ni les subtiles analyses, et la réalité n'éveillait en lui aucun commentaire. Et surtout, il trouvait que voyager aux confins de l'espace n'apportait pas beaucoup plus de choses que se trimbaler sur terre d'un antipode à un autre, et qu'on subissait assez vite les effets d'une monotonie de l'inattendu à laquelle on ne pouvait pas échapper.
En fait, il ne revenait de son périple au bout de l'extraordinaire qu'avec une seule pensée qui semblait n'avoir jamais frappé personne d'autre que lui: Dans tout l'univers le Terrien semblait bien être la créature la plus sophistiquée, la plus fascinante par sa complexité, mais elle était, en contrepartie, de très loin la plus fragile. La Terre était, apparemment, le seul véritable cimetière de l'univers, le seul charnier où demeurer simplement en vie dans le terne quotidien pouvait passer pour une véritable prouesse. Ailleurs, les créatures avaient, pour la plupart, une vie assez larvaire, mais elle semblait indestructible, à peu près comme celle des pierres ou des arbres sur terre.
L'écrivain étira ces quelques divagations sur un parcours d'une cinquantaine de pages. Il ajouta quelques pages pour exprimer son étonnement de constater que seul le Terrien, créature absurde puisque destinée exclusivement à la mort, avait imaginé de toutes pièces, non pas un Dieu sadique et ivre de génocides, mais un Dieu de bonté et de pitié.
Son livre fut publié chez un éditeur séduit par le morne désespoir qu'il contenait. L'écrivain qui avait déjà publié sans aucun succès une dizaine de livres, reprit confiance et sentit que, cette fois, il pouvait espérer un important tirage. Il eut même l'idée de simuler très habilement un suicide en direct au cours d'une célèbre émission littéraire de télévision.
Cet acte aurait peut-être fait la une des quotidiens, le lendemain, si la Troisième Guerre mondiale n'avait pas éclaté ce jour-là.
Le suicide de l'écrivain ne fut même pas mentionné en quatrième page des journaux. On vendit vingt-trois exemplaires de son livre.